Outre l’identification de dix valeurs fondamentales, la théorie décrit les relations de compatibilité et d’antagonisme que ces valeurs entretiennent les unes avec les autres, en d’autres termes la structure des valeurs. Cette structure provient du fait que lorsque l’on agit selon une valeur, quelle qu’elle soit, cela a des conséquences qui entrent en conflit avec certaines valeurs et sont compatibles avec d’autres. Par exemple, la recherche de la réussite entre la plupart du temps en conflit avec les valeurs de bienveillance. En effet, la quête du succès personnel a tendance à entraver les actions visant à améliorer le bien-être de ceux qui auraient besoin de notre aide. Mais rechercher à la fois la réussite et le pouvoir est généralement compatible. La quête de la réussite personnelle a tendance à renforcer et à être renforcée par des actions destinées à conforter la position sociale du sujet et son autorité sur les autres. Un autre exemple : rechercher la nouveauté et le changement (valeurs appartenant au type stimulation) a des chances d’entrer en conflit avec la préservation des coutumes consacrées par le temps (valeurs appartenant au type tradition). En revanche, les valeurs de tradition sont compatibles avec les valeurs de conformité. Toutes deux impliquent que l’on réponde à des attentes extérieures.
Une action visant telle ou telle valeur a des conséquences pratiques, psychologiques et sociales. Du point de vue pratique, choisir d’effectuer une action particulière conforme à une valeur (par exemple se droguer dans le cadre d’un rituel païen – visant la stimulation) peut clairement transgresser les prescriptions d’une autre valeur (suivre les préceptes de la religion – conforme à la tradition). Du point de vue psychologique, au moment de choisir une action, la personne peut se rendre compte que les deux actions qu’elle envisage sont psychologiquement dissonantes. Et du point de vue social, les autres peuvent la sanctionner en mettant en lumière la contradiction pratique et logique entre l’action choisie et les valeurs contraires que la personne professe. Bien sûr, les individus peuvent avoir (et ont) des valeurs antagonistes, mais ils ne cherchent pas à les atteindre ensemble dans un seul et même acte. Ils poursuivent plutôt des valeurs antagonistes dans des actes différents, à des moments différents et dans des contextes différents.
La structure circulaire de la Figure I décrit l’ensemble des relations d’antagonisme et de compatibilité entre valeurs. La tradition et la conformité sont situées dans la même région parce qu’elles partagent le même grand type d’objectif motivationnel. La conformité est située plus vers le centre de la figure, et la tradition plus vers la périphérie. Ceci signifie que les valeurs de tradition sont plus fortement opposées aux valeurs qui leur sont antagonistes. Les attentes liées aux valeurs de tradition sont plus abstraites et plus absolues que celles qui sont liées aux valeurs de conformité, qui apparaissent dans l’interaction concrète. De ce fait, les valeurs de tradition engendrent un rejet plus fort et sans équivoque des valeurs qui leur sont opposées.
Deux grandes dimensions structurent les relations d’antagonisme et de compatibilité entre les valeurs et permettent de les résumer. Comme on le voit sur la Figure I, une dimension oppose l’ouverture au changement (« openness to change ») et la continuité (« conservation »). Cette dimension rend compte du conflit entre les valeurs qui mettent en avant l’indépendance de la pensée, de l’action et des sensations ainsi que la disposition au changement (autonomie, stimulation), et celles qui mettent l’accent sur l’ordre, l’autolimitation, la préservation du passé et la résistance au changement (sécurité, conformité, tradition). La seconde dimension oppose l’affirmation de soi [« selfenhancement » : il s’agit de poursuivre ses propres intérêts sans tenir compte de ceux des autres, y compris si c’est à leur détriment] au dépassement de soi [« self-transcendence » : il s’agit ici de dépasser ses propres intérêts et de faire passer les intérêts des autres avant les siens propres].
Cette dimension rend compte du conflit qui oppose les valeurs qui mettent en avant le bien-être et l’intérêt des autres (universalisme, bienveillance) aux valeurs qui mettent au premier plan la poursuite d’intérêts individuels, la réussite personnelle et la domination (pouvoir, réussite). L’hédonisme relève à la fois de l’ouverture au changement et de l’affirmation de soi.
Bien que la théorie définisse dix grandes valeurs, elle suppose qu’à la base les valeurs forment un continuum en termes de motivations. Ce continuum explique la structure circulaire. Pour rendre plus claire la nature de ce continuum, précisons les motivations communes à deux valeurs adjacentes :
En bref, l’agencement circulaire des valeurs représente un continuum en termes de motivations. Plus deux valeurs sont proches l’une de l’autre sur ce cercle, plus les motivations correspondantes sont similaires ; plus deux valeurs sont au contraire distantes, plus les motivations qui les sous-tendent sont antagonistes. L’idée que les valeurs forment un continuum a une implication importante : la partition du domaine des valeurs en dix grands types est une commodité arbitraire. On peut diviser le domaine en plus ou moins de valeurs de base selon les besoins et les objectifs de l’analyse.
Les données obtenues ont été recueillies entre 1988 et 2002 dans 233 échantillons de 68 pays appartenant à tous les continents (au total 64 271 personnes).
Pour chacun de ces échantillons, on calcule la matrice des corrélations des 56 valeurs. Schwartz a ensuite effectué sur cette matrice une analyse des plus petits espaces (Similarity Structure Analysis [SSA]). Cette technique d’échelonnement multidimensionnel non métrique représente les items comme des points dans un espace multidimensionnel, de telle sorte que les distances entre ces points rendent compte des interrelations entre items. Plus deux items sont similaires en termes conceptuels, plus ils doivent être liés d’un point de vue empirique et donc plus ils doivent être proches dans l’espace multidimensionnel. La SSA fournit des représentations graphiques à deux dimensions des relations entre les valeurs semblables à la Figure II (Annexe), mais sans lignes de séparation. On trace ces lignes de séparation en s’aidant de la répartition a priori des items dans les valeurs de base.
Si la théorie décrit de manière pertinente la structure des relations entre les valeurs, alors ces régions distinctes devraient s’agencer selon une structure circulaire similaire à la structure théorique représentée par la Figure I. Les valeurs formant un continuum, l’emplacement exact des frontières est arbitraire. Des items appartenant à deux valeurs adjacentes qui seraient tous deux proches de la frontière entre ces deux valeurs de base seraient nécessairement proches en termes de signification.
Lorsque l’on effectue ce type d’analyse sur chacun des 233 échantillons, cependant, on constate que, pour 96 % d’entre eux, chaque valeur de base constitue soit une région à part, soit forme une région commune avec une valeur de base adjacente. Les items constituant le type spiritualité ne forment une région distincte que dans 38 % des cas. Le plus souvent, les items appartenant au type spiritualité apparaissent dans les régions correspondant aux valeurs tradition, bienveillance, universalisme ou sécurité.
La SSA donne donc des résultats graphiques qui confirment la validité de la théorie à travers différentes cultures. Ces données montrent donc que, dans la plupart des cultures, on peut distinguer les dix valeurs de base, et que les types de valeurs plus larges constitués par le regroupement de valeurs adjacentes peuvent, eux, être distingués de manière presque universelle.
Source : d'après Shalom Schwartz, Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications, traduction Béatrice Hammer et Monique Wach, Revue française de sociologie, Ed Ophrys, 2006/4 - Volume 47, pages 929 à 968. Article complet sur Cairn.info.
Suite : le modèle des valeurs universelles de Shalom Schwartz (III)