La théorie des valeurs universelles de Schwartz (1)

Cette théorie traite des valeurs de base que les individus reconnaissent comme telles dans toutes les cultures. Elle identifie dix valeurs de base, différentes en termes de motivations, et décrit la dynamique des oppositions et des compatibilités entre elles. Certaines valeurs sont en opposition avec d’autres (par exemple la bienveillance s’oppose au pouvoir) tandis que d’autres vont de pair (par exemple la conformité et la sécurité). La « structure » des valeurs rend compte de ces relations d’opposition et de compatibilité entre valeurs, et non pas de leur importance relative. Si la structure des valeurs est similaire dans des groupes appartenant à des cultures différentes, cela permet de penser qu’il existe une organisation universelle des motivations humaines. Bien sûr, même si ces types de motivations humaines, dont les valeurs sont l’expression, ainsi que la structure des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres sont universels, les individus et les groupes se distinguent nettement les uns des autres quant à l’importance relative qu’ils attribuent à leurs différentes valeurs. En d’autres termes, les personnes et les groupes ont différentes « hiérarchies » ou « priorités » de valeurs.

La nature des valeurs

Quand nous pensons à nos valeurs, nous pensons à ce qui nous semble important dans la vie. Chacun de nous accorde des degrés d’importance divers à de nombreuses valeurs (par exemple la réussite, la sécurité, la bienveillance). Une valeur particulière peut être très importante pour une personne et sans importance pour une autre. Cette théorie des valeurs adopte une conception des valeurs qui leur attribue six caractéristiques principales :

  1. Les valeurs sont des croyances associées de manière indissociable aux affects.
    Quand les valeurs sont « activées », elles se combinent aux sentiments. Les personnes pour qui l’indépendance est une valeur importante sont en état d’alerte si leur indépendance est menacée, désespérées quand elles ne parviennent pas à la préserver, et heureuses quand elles peuvent l’exercer.
  2. Les valeurs ont trait à des objectifs désirables qui motivent l’action.
    Les personnes pour qui l’ordre social, la justice et la bienfaisance sont des valeurs importantes sont motivées pour poursuivre ces objectifs.
  3. Les valeurs transcendent les actions et les situations spécifiques.
    L’obéissance et l’honnêteté, par exemple, sont des valeurs qui peuvent être pertinentes au travail ou à l’école, dans la pratique d’un sport, dans les affaires, en politique, au sein de la famille, avec les amis ou les étrangers. Cette caractéristique permet de distinguer les valeurs de concepts plus restreints comme les normes ou les attitudes, qui on trait généralement à des actions, des objets ou des situations particulières.
  4. Les valeurs servent d’étalon ou de critères.
    Les valeurs guident la sélection ou l’évaluation des actions, des politiques, des personnes et des événements. On décide de ce qui est bon ou mauvais, justifié ou illégitime, de ce qui vaut la peine d’être fait ou de ce qui doit être évité en fonction des conséquences possibles pour les valeurs que l’on affectionne. Mais l’impact des valeurs sur les décisions de tous les jours est rarement conscient. Les valeurs deviennent conscientes quand les actions ou les jugements que l’on envisage conduisent à des conflits entre différentes valeurs que l’on affectionne.
  5. Les valeurs sont classées par ordre d’importance les unes par rapport aux autres.
    Les valeurs d’une personne peuvent être classées par ordre de priorité, et cette hiérarchie est caractéristique de cette personne. Accorde-t-elle plus d’importance à la réussite ou à la justice, à la nouveauté ou à la tradition ? Le fait que les valeurs soient hiérarchisées chez un individu permet aussi de les distinguer des normes et des attitudes.
  6. L’importance relative de multiples valeurs guide l’action.
    Toute attitude, tout comportement, implique nécessairement plus d’une valeur. Par exemple, aller à la messe peut exprimer et promouvoir des valeurs comme la tradition, la conformité et la sécurité, au détriment des valeurs d’hédonisme ou de stimulation. L’arbitrage entre des valeurs pertinentes et rivales est ce qui guide les attitudes et les comportements. Les valeurs contribuent à l’action dans la mesure où elles sont pertinentes dans le contexte (donc susceptibles d’être activées) et importantes pour celui qui agit.

Ces caractéristiques concernent toutes les valeurs. Ce qui distingue une valeur d’une autre est le type d’objectif ou de motivation que cette valeur exprime. La théorie des valeurs définit dix grands groupes de valeurs selon la motivation qui sous-tend chacune d’entre elles. Ces valeurs englobent le champ des différentes valeurs reconnues par toutes les cultures. Selon la théorie, il est probable que ces valeurs soient universelles parce qu’elles trouvent leur source dans au moins une des trois nécessités de l’existence humaine, auxquelles elles répondent. Ces nécessités sont : satisfaire les besoins biologiques des individus, permettre l’interaction sociale, et assurer le bon fonctionnement et la survie des groupes.

Les individus ne peuvent pas réussir seuls à répondre à ces trois nécessités de l’existence humaine. Bien plus, ils doivent exprimer des objectifs permettant tout à la fois d’y faire face, de communiquer avec les autres à leur sujet, et d’obtenir la collaboration des autres dans leur démarche. Les valeurs sont les concepts, socialement désirables, que l’on utilise pour représenter ces objectifs au niveau mental, et en même temps le lexique utilisé pour parler de ces objectifs dans les interactions sociales. D’un point de vue évolutionniste, ces objectifs et les valeurs qui les expriment sont un enjeu central pour la survie.

 

Les dix valeurs de base (ou « domaines motivationnels »)

Shalom Schwartz définit chacune des dix valeurs de base par l’objectif global qu’elle exprime, précise de quelle(s) nécessité(s) universelle(s) elle découle, et recense les valeurs qui s’y réfèrent. Pour rendre la signification de chaque valeur plus concrète et explicite, figure entre parenthèses la liste des items qui se trouvent dans le premier questionnaire utilisé pour mesurer les valeurs (Schwartz Value Survey [SVS]) et qui correspondent à cette valeur de base. Certains items utilisés pour approcher des valeurs importantes (par exemple l’amour-propre) ont des significations multiples : ils correspondent à plusieurs valeurs de base. Ces items figurent alors entre crochets.

Autonomie. Objectif : indépendance de la pensée et de l’action – choisir, créer, explorer. L’autonomie comme valeur est ancrée dans les besoins vitaux de contrôle et de maîtrise  et les exigences d’interactions nécessaires à l’autonomie et à l’indépendance. (Les items utilisés pour approcher cette valeur de base sont : créativité, liberté, choisissant ses propres buts, curieux, indépendant ainsi que [amour propre, intelligent, droit à une vie privée]).

Stimulation. Objectif : enthousiasme, nouveauté et défis à relever dans la vie. Les valeurs de stimulation découlent du besoin vital de variété et de stimulation ; elles permettent de maintenir un niveau d’activité optimal et positif tout en écartant la menace qu’amènerait un niveau trop élevé de stimulation. Ce besoin vital est probablement en relation avec ceux qui sous-tendent les valeurs d’autonomie. (Items associés : une vie variée, une vie passionnante, intrépide).

Hédonisme. Objectif : plaisir ou gratification sensuelle personnelle. Les valeurs d’hédonisme proviennent des besoins vitaux de l’être humain et du plaisir associé à leur satisfaction. (Items associés : plaisir, aimant la vie, se faire plaisir)

Réussite. Objectif : le succès personnel obtenu grâce à la manifestation de compétences socialement reconnues. Être performant dans la création ou l’accès à des ressources est une nécessité pour la survie des individus ; c’est également indispensable pour que les groupes ou les institutions puissent atteindre leurs objectifs. Telles qu’on les définit ici, ces valeurs de réussite concernent principalement le fait d’être performant au regard des normes culturelles dominantes, et d’obtenir ainsi l’approbation sociale. (Items associés : ambitieux, ayant du succès, capable, ayant de l’influence ainsi que [intelligent, amour-propre, reconnaissance sociale])

Pouvoir. Objectif : statut social prestigieux, contrôle des ressources et domination des personnes. Le fonctionnement des institutions sociales nécessite apparemment un certain degré de différenciation des statuts sociaux. Une dimension domination/soumission apparaît dans la plupart des analyses empiriques des relations interpersonnelles, que ce soit à l’intérieur d’une même culture ou entre les cultures. Pour justifier cet aspect de la vie sociale et pour faire en sorte que les membres du groupe l’acceptent, le pouvoir doit être traité comme une valeur. Les valeurs de pouvoir peuvent aussi découler des aspirations individuelles au contrôle et à la domination. (Items associés : autorité, richesse, pouvoir social ainsi que [préservant mon image publique, reconnaissance sociale]).

Le pouvoir et la réussite sont deux valeurs qui visent la reconnaissance sociale. Cependant, les valeurs de réussite (par exemple, ambitieux) mettent l’accent sur la démonstration d’une compétence effective lors d’une interaction concrète, tandis que les valeurs de pouvoir (par exemple autorité, richesse) concernent plutôt le fait d’atteindre ou de conserver une position dominante à l’intérieur d’un système social plus global.

Sécurité. Objectif : sûreté, harmonie et stabilité de la société, des relations entre groupes et entre individus, et de soi-même. Les valeurs de sécurité découlent des nécessités fondamentales du groupe et de l’individu. Il y a deux sortes de valeurs de sécurité. Certaines concernent avant tout des intérêts individuels (par exemple, propre), d’autres concernent surtout des intérêts collectifs (par exemple, sécurité nationale). Mais même ces derniers sont liés, de manière non négligeable, à un objectif de sécurité pour soi-même (ou pour ceux auxquels on s’identifie). Les deux sortes de valeurs de sécurité peuvent donc être réunies dans une valeur qui les englobe. (Items associés : ordre social, sécurité familiale, sécurité nationale, propre, réciprocité des services rendus ainsi que [en bonne santé, modéré, sentiment d’appartenance]).

Conformité. Objectif : modération des actions, des goûts, des préférences et des impulsions susceptibles de déstabiliser ou de blesser les autres, ou encore de transgresser les attentes ou les normes sociales. Les valeurs de conformité proviennent de la nécessité pour les individus d’inhiber ceux de leurs désirs qui pourraient contrarier ou entraver le bon fonctionnement des interactions et du groupe. Telles que je les conçois, les valeurs de conformité concernent l’autolimitation dans les interactions quotidiennes, généralement avec des personnes proches. (Items associés : obéissant, auto-discipliné, politesse, honorant ses parents et les anciens ainsi que [loyal, responsable]).

Tradition. Objectif : respect, engagement et acceptation des coutumes et des idées soutenues par la culture ou la religion auxquelles on se rattache. Partout, les groupes développent des pratiques, des symboles, des idées et des croyances qui représentent leur expérience et leur destin commun et deviennent ainsi les coutumes et les traditions du groupe, qui leur accorde beaucoup de valeur. Ces coutumes et traditions deviennent l’expression de la solidarité du groupe, expriment sa valeur singulière et contribuent à sa survie. Elles prennent souvent la forme de rites religieux, de croyances, et de normes de comportement. (Items associés : respect de la tradition, humble, religieux, acceptant ma part dans la vie ainsi que [modéré, vie spirituelle]).

Les valeurs de tradition et de conformité sont particulièrement proches en termes de motivation ; toutes deux ont pour objectif la subordination du sujet aux attentes imposées par les autres. Cependant la nature de cette subordination diffère d’un type à l’autre : la conformité subordonne le sujet aux personnes avec lesquelles il est fréquemment en interaction – parents, professeurs, patrons ; la tradition subordonne le sujet à des objets plus abstraits – coutumes, idées religieuses ou spécifiques d’une culture. Corollairement, les valeurs de conformité amènent à répondre à des attentes présentes, qui peuvent varier. Les valeurs de tradition, elles, exigent que l’on se conforme à des attentes immuables, qui proviennent du passé.

Bienveillance. Objectif : la préservation et l’amélioration du bien-être des personnes avec lesquelles on se trouve fréquemment en contact (l’« endogroupe »). Les valeurs de bienveillance proviennent de la nécessité pour le groupe de fonctionner de manière harmonieuse et du besoin d’affiliation de l’individu en tant qu’organisme. Les relations au sein de la famille ou des autres groupes de proches sont ici cruciales. La bienveillance met l’accent sur le souci du bien-être des autres. (Items associés : secourable, honnête, indulgent, responsable, loyal, amitié vraie, amour adulte ainsi que [sentiment d’appartenance, un sens dans la vie, une vie spirituelle]).

Bienveillance et conformité contribuent toutes deux à développer la coopération et la solidarité. Cependant, les valeurs de bienveillance procèdent d’une base motivationnelle intériorisée débouchant positivement sur ces types de comportement. À l’inverse, les valeurs de conformité incitent à la coopération afin de protéger l’individu contre les conséquences négatives possibles pour lui-même de l’absence de coopération. Ces deux valeurs de base peuvent, ensemble ou séparément, conduire aux mêmes comportements.

Universalisme. Objectif : compréhension, estime, tolérance et protection du bien-être de tous et de la nature. Ceci contraste avec l’importance apportée à l’endogroupe pour les valeurs de bienveillance. Les valeurs d’universalisme proviennent du besoin de survie des individus et des groupes. Mais ce besoin n’est pas identifié tant que l’individu n’a pas été en contact avec d’autres groupes que celui de ses proches, et tant qu’il n’a pas pris conscience du caractère limité des ressources naturelles. L’individu peut alors réaliser que le fait de ne pas accepter que les autres soient différents et de ne pas les traiter de manière juste va provoquer un conflit mortellement dangereux. Il peut aussi réaliser que le fait de ne pas protéger l’environnement va conduire à la destruction des ressources dont la vie dépend. Les valeurs d’universalisme peuvent être divisées en deux sous-catégories, celles qui concernent les êtres humains (y compris les plus éloignés) et celles qui concernent la nature. (Items associés : large d’esprit, justice sociale, égalité, un monde en paix, un monde de beauté, unité avec la nature, sagesse, protégeant l’environnement ainsi que [harmonie intérieure, une vie spirituelle]).

 

Une version antérieure de la théorie des valeurs (Schwartz, 1992) émettait l’hypothèse d’une onzième valeur de base quasi universelle : la spiritualité. L’objectif des valeurs de spiritualité est le sens, la cohérence et l’harmonie intérieures, obtenus en transcendant la réalité quotidienne. Si la question du sens ultime est un besoin humain de base, alors la spiritualité doit être une valeur de base que l’on doit retrouver dans toutes les sociétés. Des items permettant d’approcher la spiritualité, recueillis dans des travaux très variés, ont donc été intégrés à l’enquête sur les valeurs. Les voici : une vie spirituelle, sens de la vie, harmonie intérieure, détachement ainsi que [unité avec la nature, acceptant ma part dans la vie, religieux]. Toutefois, les données empiriques montrent que la spiritualité n’est pas une valeur dont la signification est comprise de façon similaire dans toutes les cultures.

Suite : le modèle des valeurs universelles de Shalom Schwartz (II)

Source : d'après Shalom Schwartz, Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications, traduction Béatrice Hammer et Monique Wach, Revue française de sociologie, Ed Ophrys, 2006/4 - Volume 47, pages 929 à 968. Article complet sur Cairn.info.

Valeurs de Schwartz